Pourquoi cette somme ? Pourquoi nous ? Pourquoi seulement nous ? Et non pas, par exemple, nos collègues qui enseignent depuis un an ou deux ? Ne connaissent-ils pas un équilibre financier aussi précaire que le nôtre ? Pourquoi cette prime donc, alors que personne ne l’a sollicitée, alors que les revendications des enseignants portent aujourd’hui sur des questions autrement plus importantes, des questions qui ont à voir avec la survie même de l’école républicaine ?
Mystère impénétrable et fascinant de l’arbitraire de ceux qui nous gouvernent! Récompenses et châtiments alternent selon leur caprice ou les objectifs de leurs petites manigances.
En la circonstance, puisque c’est d’une gratification dont nous faisons l’objet, nous aurions dû nous réjouir, voire clamer notre gratitude envers le bienfaiteur. Mais reste un problème. Et M Darcos le reconnait lui-même (cf. Le Canard enchaîné 23/10) : toutes les mesures qu’il annonce depuis quelques mois ne sont qu' "habillage" visant à « masquer » ce qui se joue aujourd’hui à l’école. Cette prime, comme les autres “mesurettes” (introduction de médailles au baccalauréat, retour des cours de morale, etc..) vise à faire diversion, à cacher l’entreprise de démolition. D’ailleurs, même si le ministre le contestait, en arguant la main sur le coeur que par cette mesure il n’entend qu’œuvrer à ”l’amélioration de la condition enseignante”, il devrait encore reconnaître qu’il y a loin entre l’octroi conjoncturel d’un petit pécule, et la mise en place d’une vraie politique salariale globale. L’ironie en la circonstance étant que rien n’assure que cette prime sera reconduite, ne serait-ce que l’an prochain! Il faudrait donc faire preuve d’un aveuglement bien singulier pour ne pas voir que nous avons affaire là à une manœuvre dont le but est de dissimuler la réalité du désengagement historique de la puissance publique vis-à-vis de l’Ecole.
Voilà pourquoi, en tant que jeunes enseignants (sachant les classes surchargées, sachant combien nos collègues, d’année en année, se voient privés des moyens d’instruire correctement leurs élèves), nous ne pouvons recevoir béatement cette gratification, sans avoir le sentiment de nous faire un peu complices des basses manœuvres du cabinet Darcos. Et c’est pourquoi aussi un certain nombre d’entre nous a décidé de renoncer à tout ou partie de cette somme, soit en la reversant à des caisses de soutien d'action unitaire de défense de l'école, soit en la mettant à disposition des chefs d’établissements et des équipes pédagogiques nouvellement déshérités qui exprimeraient, via notre site internet, des demandes précises concernant des besoins matériels nécessaires à l’instruction des élèves.
Depuis que cette démarche est lancée, nous avons réussi à réunir quelques milliers d’euros. Toutefois, même si les dons continuent d’arriver, nous savons que nous ne disposerons au final que d’une somme ridiculement faible en regard des demandes qui, en cette période de coupes budgétaires massives, ne manqueront pas de nous être adressées. Nous sommes donc conscients de ce que cette démarche ne saurait prétendre avoir des effets très conséquents. Mais c’est avant tout le symbole que nous visons. Et remarquez que cela, le cabinet Darcos ne saurait nous le reprocher - lui qui se fait spécialiste des “coups médiatiques” , qui recherche, nous l’avons vu, davantage l’annonce qui frappe l’imagination et hébète l’opinion que l’efficacité réelle d’une politique courageuse et suivie.
Aussi, concluons en disant qu’au moment où le pouvoir politique s’emploie à dissoudre la volonté générale en une multitude d’égoïsmes particuliers, au moment où, en usant d’appâts financiers, il invite par exemple les enseignants à consentir, au mépris de leurs collègues et de leurs élèves, à surcharger leur service en prenant en charge un nombre déraisonnable de classes, il ne nous semble pas malvenu de marquer fortement, par cet acte symbolique, notre attachement au Bien Commun, ainsi que notre solidarité avec nos collègues et nos élèves.
Une République ne survit que de la constante vigilance de ces citoyens, de l’attention jalouse qu’ils portent au devenir de leurs institutions, mais aussi de leur capacité à rappeler fermement la puissance publique à ses missions premières. Or l’Ecole est le sanctuaire de toute République, elle concerne chacun d’entre nous. Si par cette action nous pouvions rappeler ces simples vérités à quelques-uns de nos concitoyens et parvenir ainsi à aiguillonner les vertus civiques, nous jugerions n’avoir pas mal employé la publicité que M Darcos a cru devoir donner aux jeunes enseignants en les couvant de sa sollicitude.
Un collectif de professeurs néo-titulaires